Chapitre XXXI

Deux jours plus tard, sous un crachin persistant, ils quittèrent la ruine en direction du sud. Même s’ils avaient encore eu des vivres pour eux-mêmes, ils n’avaient plus de fourrage pour les chevaux, ce qui hâta leur décision. Mikhail sourit intérieurement en repensant à l’expression de Marguerida lui disant :

— L’amour ne nous remplira pas l’estomac – même si nous ne faisons que ça de toute la journée.

Mikhail était encore stupéfait du changement survenu en Marguerida, après leurs premiers rapports, gauches et hésitants. Lascive, c’était l’adjectif qui la qualifiait le mieux. Il ne s’était jamais douté qu’elle avait tant d’imagination, tant de sensualité toute pure. Et il en était le seul possesseur à jamais – si elle ne l’épuisait pas avant. Et elle avait déjà essayé.

Quand même, il ne s’était pas senti si bien depuis des années, comme si son mariage avec Marguerida avait rempli en lui un manque qu’il ignorait. Maintenant, s’il parvenait seulement à résoudre le problème de leur survie jusqu’au jour fixé pour leur évasion du passé, il serait parfaitement heureux. Il n’avait pas de plan bien défini, et cela le tracassait. En fait, il avait presque l’impression d’être attiré vers un but invisible – l’impression que sa destinée n’était pas complètement accomplie. Il refusait de se laisser abattre par ce doute, mais l’inquiétude commençait à germer en lui.

Marguerida poussa un petit cri de détresse, le tirant de sa rêverie.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle le gratifia d’un sourire éblouissant sous sa capuche, et son cœur fit un bond dans sa poitrine.

— Je ne sais pas au juste. Je me sens un peu drôle – un peu étourdie. Affamée et nauséeuse en même temps. Peut-être que le dernier oiseau était un peu avarié, ou le pain un peu moisi. Mais ce n’est rien.

— Moi, je me sens très bien, alors ça ne vient sûrement pas de ce que nous avons mangé. Est-ce que tu couverais quelque chose ?

Cela semblait improbable, vu que les vaccins terriens qu’elle avait reçus avant son arrivée sur Ténébreuse étaient quasiment miraculeux.

— Je ne crois pas. Mais j’ai mal partout. Et j’ai les seins vraiment sensibles au toucher, ajouta-t-elle en rougissant.

Mikhail revit ses seins magnifiques, et son désir se réveilla. Ce n’était pas très confortable, à cheval, et depuis leurs premières étreintes, son désir aurait dû être rassasié. S’était-il montré trop brutal avec elle ?

— Je suis désolé, carya.

— Je ne crois pas que cela vienne de nous, mon chéri.

Elle soupira de contentement, l’air aux anges.

— Enfin, nous avons peut-être fait preuve de trop d’enthousiasme. Tout ce que je sais, c’est que je me sens différente de ce que j’étais auparavant. Quand j’ai touché la bague de Varzil, j’ai senti que quelque chose changeait en moi. Et quand nous avons fait l’amour, il y a eu un nouveau changement. Je suppose que mon corps mettra quelque temps à s’y adapter, comme lorsque j’ai acquis ma matrice fantôme. J’ai subi beaucoup d’épreuves ces derniers mois, tu sais.

— Oui, en effet.

Il ne trouva rien à ajouter. Mikhail se posait des questions sur son corps, lui aussi, conscient que le fait d’accepter la matrice de Varzil l’avait changé également, mais dans des proportions encore inconnues. Il aurait voulu pouvoir consulter quelqu’un à ce sujet, car Marguerida n’en savait guère plus que lui. Le mieux serait peut-être de retourner à la Tour de Hali, et d’obliger Amalie El Haliene à répondre à quelques questions capitales. Puis il secoua la tête – ça ne lui semblait pas la chose à faire.

Ils chevauchèrent un moment en silence, traversant des terres stériles où des plantes difformes constituaient la seule végétation.

Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ces ravages, et sans doute pas la dernière, et son cœur se serra d’affliction pour ce pays, pour ce monde, et pour les destructions que ses ancêtres y avaient perpétrées. Il s’étonnait que la planète eût survécu aux Âges du Chaos, et il se félicita de ne pas avoir vécu à cette époque.

Devant eux se dressa un bosquet de conifères et de feuillus, juste après la région dévastée, et il s’étonna qu’une parcelle pût être complètement aride, et boisée celle qui la suivait immédiatement. La pluie étouffait tous les bruits, et il se surprit à prêter l’oreille, espérant entendre des chants d’oiseaux.

Le silence était trop profond ! Malgré son désir de s’abriter sous ces arbres, Mikhail ressentit soudain un picotement annonciateur de danger. Il dirigea son cheval sur la gauche, contournant le bosquet, et Marguerida le suivit sans discuter.

Il regarda le cormoran qui voyageait sur le pommeau de sa selle. Le grand oiseau était ramassé sur lui-même, ses yeux rouges en alerte. Mikhail regretta de ne pas avoir le laran qui comprend les oiseaux, car les sens du cormoran étaient plus aiguisés que les siens, il le savait.

Soudain, huit hommes armés surgirent au galop du bosquet, éperonnant leurs montures, dans l’intention évidente de les intercepter. Tous vêtus de gris soutaché d’or, ils montaient avec une rigueur militaire, casqués d’acier, l’épée au côté.

Ils encerclèrent Mikhail et Marguerida et s’immobilisèrent, le visage sinistre et impassible. Ils les dévisagèrent, sans prononcer un mot. Et ils étaient tous identiques.

Mik, ils ne sont pas humains !

Quoi ?

Ils ne peuvent pas être humains – je ne parviens pas à lire dans leur esprit. Je ne perçois aucun courant d’énergie indiquant un esprit humain.

Qu’est-ce qu’ils sont, d’après toi ?

Des clones d’un genre ou d’un autre, peut-être. Ou des sortes de robots, sauf qu’ils sont faits de chair et de sang et pas de métal. Je ne sais pas.

Avant qu’ils aient pu prolonger leur échange, un autre homme sortit des arbres, et les cavaliers s’écartèrent pour le laisser passer. Il était mince et pâle, et ses yeux luisaient comme de l’ambre dans la clarté rougeâtre qui filtrait à travers les nuages. Mikhail lui donna une trentaine d’années et, à la finesse de ses vêtements et à la déférence qu’on lui manifestait, il supposa que c’était quelqu’un d’important.

L’homme serra la bride à son cheval et les contempla un long moment en silence. Il scruta leurs capes avec insistance, comme si quelque chose en elles le dérangeait. Puis sa bouche se tordit un peu.

— Salutations, dit-il enfin d’une voix monocorde.

Il y avait quelque chose de glacial dans cet unique mot, et Mikhail réprima un frisson.

— Enchanté, vai Dom, répondit-il.

— Je suis Padriac El Haliene.

Il les regarda tour à tour, et haussa un sourcil à la vue du large bracelet de Marguerida. Son visage se fit perplexe, comme s’il s’attendait à quelque chose, mais pas à ça.

— D’où venez-vous ?

— Du nord.

Jusque-là, c’était vrai. Ils avaient discuté de ce qu’ils devraient dire en cas de rencontre, essayant d’inventer une histoire plausible au premier abord. Elle avait choisi d’être Marja Leynier, et il avait décidé de s’appeler Danilo, le nom qu’il portait quand il était l’héritier officiel de Régis, avant la naissance de Dani Hastur. Mais Danilo quoi ? Il n’avait pu se résoudre à choisir un nom de famille, malgré ses efforts, comme si quelque chose en lui résistait. Ou peut-être que son nom était plus important pour lui qu’il ne le croyait jusque-là.

Dom Padriac garda le silence. Mikhail était sûr qu’il ne réfléchissait pas, mais qu’il écoutait quelqu’un.

— De qui êtes-vous les leroni ? aboya-t-il enfin d’un ton qui ne tolérait pas d’objection.

Mikhail hésita sur la réponse. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas réalisé à quel point la société des Âges du Chaos était différente, car c’était une question qui ne se posait pas à son époque. La forme de la question n’impliquait pas l’allégeance, mais la possession, et il comprit que son laran faisait de lui une sorte d’objet qu’on pouvait posséder. C’était inimaginable, et il en fut consterné et furieux à la fois. N’étaient les huit créatures silencieuses qui les surveillaient de leurs yeux vides, il aurait jeté Dom Padriac à bas de son cheval pour le rosser d’importance.

Mik, c’est celui qui à chassé de Hali les collaborateurs d’Amalie, j’en suis certaine ! Et il y a quelqu’un d’autre…

— Qui servez-vous ? reprit sèchement Dom Padriac comme ils ne répondaient pas.

Mikhail garda le silence, réfléchissant à la remarque de Marguerida. Puis il sentit une pression subtile dans son esprit, suivie du désir impulsif de déclarer son nom. C’était révoltant, et lui rappelait trop les manigances d’Emelda ! Un sortilège de vérité ! Mikhail réprima un frisson, s’efforçant de garder son calme. C’était un genre de coercition pratiquement inconnu à son époque, mais il en avait entendu parlé à Arilinn.

Il entendit un braiment, et un âne sortit du bosquet, monté par une petite femme dont les pieds traînaient presque par terre. Elle s’arrêta près de Dom Padriac, et lui décocha un regard furibond.

De son côté, il la considéra avec une haine virulente, puis leva sa cravache et l’abattit sur l’épaule de la femme. L’épais tissu de sa tunique amortit le coup, mais elle chancela et faillit tomber de la selle d’amazone qu’elle montait gauchement.

— Mégère incapable ! Pourquoi ne les obliges-tu pas à répondre ?

L’air misérable sous la pluie inondant son visage lunaire, la petite leronis ne répondit pas.

— Peu importe, dit-elle d’une voix sifflante. Ils sont assez puissants pour être utiles à l’œuvre.

Elle regarda Mikhail, et ses yeux se dilatèrent. Puis elle secoua la tête, comme pour écarter une pensée importune. Il sentit que son esprit refusait de croire ses yeux.

Avant qu’il n’ait pu interpréter ce regard, Marguerida intervint. Mik, voilà que j’ai encore une de mes maudites visions prémonitoires. Nos destins sont liés à celui de cette drôle de petite femme, et aussi à celui de Dom Padriac. Joue le jeu pour le moment.

Comme si j’avais le choix ! Mikhail se dit qu’il n’avait guère eu d’occasions de choix depuis qu’il avait été appelé à Hali au milieu de la nuit, et il eut un accès de ressentiment.

Non. Ces hommes – enfin, ce ne sont pas vraiment des hommes – nous captureraient de toute façon. Et la femme essaye de pénétrer dans mon esprit, comme dans le tien. Nous excitons beaucoup sa curiosité, mais elle a trop peur de son maitre pour le dire.

Je sais.

Dom Padriac renifla avec dédain et haussa les épaules.

— Vous exécuterez mes ordres sans discuter, dit-il. C’est compris ?

Il fit pivoter son cheval sans attendre la réponse, apparemment certain d’être obéi.

Résigné pour l’heure, Mikhail talonna son cheval. Puis il réalisa que le cormoran avait disparu, et se demanda où il était. Mais en passant devant le bosquet, il aperçut une forme sombre et un éclair de plumes blanches. L’oiseau pouvait se débrouiller tout seul, se dit-il, regrettant de ne pas pouvoir en faire autant.

 

Après une chevauchée de deux heures, ils aperçurent un édifice devant eux, un château si grand qu’il s’en émerveilla alors même que son cœur défaillait. Il n’y avait sur Ténébreuse aucune forteresse qui l’égalait. Mais ce qui le frappa le plus, c’est qu’il ne connaissait même pas les ruines d’un tel monument. Il n’avait jamais complètement exploré les terres du Domaine d’Elhalyn, c’était vrai, mais il était certain que si les ruines d’un tel édifice existaient, il en aurait entendu parler. Même des fermiers pillant les pierres pendant des siècles n’auraient pu le raser complètement.

Cela signifiait donc qu’il avait été totalement détruit, effacé de l’histoire et de la mémoire. Le cœur lui manqua devant les deux immenses tours dominant la haute muraille d’enceinte. Un étrange fatalisme s’empara de lui. Il sut, d’une certitude pénétrant tout son être, et sans la moindre bribe du Don des Aldaran, qu’il participerait à la destruction de ce lieu. Conviction aussi inébranlable que le château semblait l’être. Varzil les avait-il conduits en ce lieu pour mourir ?

Il regarda Marguerida. Sa capuche faisait de l’ombre à son visage, mais il vit quand même qu’elle avait l’air lugubre. Mikhail sentit son esprit fortement concentré sur un point. Elle se défendait contre la leronis à l’âne, se dit-il, mais il y avait autre chose. Quoi ? Elle cachait son laran, de même que l’anneau qu’il portait paraissait capable de se dissimuler tout seul.

Mikhail baissa les yeux sur sa main, dont le gant cachait l’anneau. Il sentit la puissance qu’il avait dans la main, tout en sachant qu’il n’avait pas la capacité de l’utiliser. Pour le moment.

Chaque fois qu’il dormait, Mikhail sentait l’anneau, qui paraissait avoir une voix et lui parlait. Et il se réveillait toujours en pleine confusion, comme si on avait bourré son esprit d’informations, trop nombreuses pour qu’il puisse les assimiler rapidement. C’était différent de tout ce qu’il connaissait, effrayant et stimulant à la fois. Des années s’écouleraient, pensa-t-il, avant qu’il comprenne vraiment la nature de cet héritage. Mais il fallait d’abord survivre à ce qui les attendait derrière ces murailles menaçantes et, d’une façon ou d’une autre, parvenir au rhu fead avec Marguerida au moment assigné. Perspective décourageante, encore assombrie par un estomac vide et des vêtements trempés.

Mikhail écarta de son esprit ces pensées accablantes et se concentra sur le donjon. Il vit les sinistres créneaux de pierre, et compta les hommes qui y faisaient le guet. Il remarqua la lourde porte barrée, et le nombre des Gardes préposés au maniement de l’énorme poutre qui la fermait. Ces détails ne lui serviraient peut-être jamais, mais il n’était pas sûr d’avoir une autre occasion d’étudier la forteresse qui pouvait facilement devenir leur prison.

Des palefreniers sortirent en courant sous la pluie – de vrais hommes, pas des créatures identiques comme les cavaliers de Padriac, pauvres diables faméliques et nerveux. Mikhail démonta et s’avança pour aider Marguerida à faire de même, mais Dom Padriac le précéda, lui tendant une main blanche et douce. Marguerida resta en selle, et le regarda comme un cafard sorti de sous une pierre, l’air majestueux, sévère et digne. Elle lui rappela Javanne dans ses humeurs les plus hautaines, et il décida que sa bien-aimée pouvait se débrouiller toute seule pour le moment.

Mikhail contourna le seigneur maintenant bouche bée, et tendit la main à Marguerida, qui la prit et démonta. Puis elle tourna sur Dom Padriac ses yeux d’or flamboyant d’une fureur à peine contenue.

— Je ne savais pas que les manières étaient si grossières dans le Sud. Personne n’a le droit de me toucher, à part mon mari.

Dom Padriac devint livide, ses yeux se dilatèrent, ses lèvres minces se tordirent. À l’évidence, il n’avait pas l’habitude que quiconque lui parle sur ce ton, et encore moins une femme. Il resserra la main sur sa cravache et, l’espace d’une seconde, Mikhail crut qu’il allait frapper Marguerida comme il venait de frapper la misérable femelle à l’âne.

Puis Dom Padriac desserra sa main, se détendit et, retrouvant son assurance, eut un sourire sans humour ni chaleur.

— Je peux toucher qui je veux, dit-il d’une voix suave. Tu n’as pas encore compris, je crois, que je vous possède maintenant, et que je peux faire ce qui me plaît…

La petite leronis grassouillette se laissa glisser à bas de son âne, détala vers lui avec des cris perçants, et le tira par la manche.

— Laisse-la tranquille ! dit-elle d’une voix sifflante, les yeux hors de la tête, l’air terrifié.

— Quoi !

Le seigneur outragé se tourna vers elle, mais, bien que tremblant visiblement, la petite femme ne céda pas.

— Je t’en supplie, Seigneur, sois prudent. Elle a quelque chose que je n’ai jamais rencontré jusque-là, une sorte de nouveau laran engendré dans le Nord, sans doute. Et ne dit-on pas que seul un fou se fait des ennemis de ses leroni ?

— Des ennemis ?

Dom Padriac rumina l’idée un moment.

— On dit ça ? Je ne me rappelle pas l’avoir jamais entendu. Mais tu as peut-être raison.

Puis il branla du chef. Tous des parasites, ces leroni. Ils veulent être traités comme des princes, avoir les meilleurs mets et les chambres les plus chaudes. Ils nous ont rendus dépendants de leurs sales sortilèges. Je les tuerais tous joyeusement jusqu’au dernier, si je pouvais. Et quand je serai maître de la Tour de Hali et que j’en aurai chassé les Hastur, je le ferai peut-être. Nous vivrions tous mieux sans eux – même elle !

Ces pensées parvinrent à l’esprit de Mikhail comme un murmure venu du fond d’un immense couloir, mais leur intention était claire. Debout sur les pavés moussus, Mikhail éprouva la même impression de fatalisme que tout à l’heure, et espéra que le destin lui réservait de tuer cet homme.

Le vent tourna, et il oublia tout dans la révolte de son estomac. La mousse écrasée sous ses bottes empestait, mais l’odeur venait d’ailleurs. Elle était écœurante, et de plus, elle était malsaine. Ce n’était pas l’odeur désagréable de moisi émanant souvent des pierres, mais quelque chose de carrément maléfique. Pas étonnant que les palefreniers aient si mauvaise mine.

Mikhail était de plus en plus perplexe. Toute la situation était bizarre. Dom Padriac ne leur avait pas demandé leurs noms, ce dont il se félicitait. Ils avaient été kidnappés, et devaient participer à la destruction des ancêtres de Mikhail, s’il avait bien compris ses pensées. Pourquoi ? Et comment ? Il savait qu’il possédait presque toutes les pièces du puzzle, mais il ne parvenait pas à les arranger en une image cohérente.

La cour était dans l’ombre des deux grosses tours, et il voyait aussi d’autres bâtiments. D’un côté, il y avait une petite maison aux portes rouges, et une autre en face, dont émanaient des odeurs de tannerie. À côté de la puanteur s’élevant des pavés, c’était une odeur normale et presque plaisante.

Une porte s’ouvrit au bas d’une tour, et une femme en émergea. Elle était jeune, une vingtaine d’années, et ses cheveux roux brillaient dans la grisaille du jour pluvieux. Elle avait un nez mutin, parsemé de taches de rousseur, et une bouche avenante faite pour le sourire. Mais elle était pincée pour l’heure, et elle étrécissait des yeux soupçonneux.

— Ah, tu les as trouvés !

Elle jeta un coup d’œil sur Mikhail, mais toute son attention fut pour Marguerida, dont elle scruta intensément le visage, ses yeux gris s’assombrissant à mesure. Une fugitive inquiétude passa sur son visage, et elle regarda la petite leronis. Mikhail vit quelque chose passer entre les deux femmes, quelque chose comme de la peur. Elles avaient peur de Marguerida, c’était certain. Et de plus, elles avaient peur de dire pourquoi à leur seigneur.

Dom Padriac hocha sèchement la tête.

— Oui, je les ai trouvés comme tu me l’avais dit, ma sœur. J’espère que tu es satisfaite maintenant, parce que j’ai mieux à faire que d’attendre des leroni sous la pluie, quelque utiles qu’ils puissent être.

— Bien sûr, Padriac, dit-elle d’une voix douce et caressante, mais un peu tendue.

Elle semblait avoir l’habitude de l’apaiser et Mikhail eut l’impression d’un conflit épineux entre eux.

— Venez, vous deux. Je vois que vous avez besoin d’un bon bain, de vêtements propres et d’un repas chaud.

— Ils devront commencer à travailler dès demain matin, insista Dom Padriac. Nous ne pouvons pas tarder plus longtemps.

— Oui, mon frère. Je sais ce que je fais. Nous les mettrons dans les écrans, et tout ira selon ton plan.

Malgré ces paroles, elle n’en avait pas l’air trop sûre. Son attitude et le ton de sa voix exprimaient la peur et un profond désespoir.

On dirait que nous avons sauté de la poêle à frire dans le feu. Mik, ça ne me dit rien qui vaille.

Très bien vu, mais je ne vois pas ce que nous pouvons y faire pour le moment.

Je ne suis pas ce qu’elle attendait, ni ce qu’attendait Dom Padriac.

Je l’avais compris. Espérons que ça va les déséquilibrer jusqu’à ce qu’on découvre ce qui se passe. Il se prépare à commettre un immense méfait, et ces femmes le secondent.

— Bienvenue à la Tour d’El Haliene. Maintenant, suivez-moi, dit doucement la jeune fille, comme assurée qu’ils lui obéiraient immédiatement. Je suis Amirya Haliene. Je vais vous montrer votre chambre.

Elle leur tourna le dos et se mit à traverser la cour. Au bout de quelques instants, ils la suivirent.

Ils entrèrent dans une pièce sombre, aussi nue qu’une caserne. Deux torches projetaient une lumière parcimonieuse et tremblotante, et aucune tapisserie ne décorait les murs. L’ensemble était froid, rébarbatif et malodorant. Marguerida frissonna et se rapprocha de son mari.

Au fond de la salle, Mikhail vit un étroit escalier en spirale montant vers les étages supérieurs. Une odeur de moisi régnait partout, mêlée à l’âcre odeur d’ozone des écrans de matrices. Le silence était oppressant, mais il sentait des présences toutes proches.

Ils la suivirent sans un mot. De nouveau, Mikhail s’étonna qu’elle ne demandât par leurs noms. Et il s’interrogea aussi sur la variante de celui de la femme – il n’avait jamais entendu Haliene seul – et se demanda si elle était bien la sœur de Padriac, ou autre chose. Ils se ressemblaient, mais ils pouvaient très bien n’avoir qu’un des deux parents en commun.

Amirya les fit passer derrière l’escalier, et entrer dans un étroit couloir courant au fond du bâtiment. Tout était noir, oppressant, et sentait le moisi. Il faisait froid, en plus, et Mikhail se félicita d’avoir gardé sa cape, même mouillée par la pluie. Il sentit Marguerida se rapprocher de lui et glisser la main sous son bras. Elle sentait encore la lavande après leur toilette sommaire du matin, et cette odeur apaisa un peu son angoisse. Tant qu’il était avec Marguerida, il était prêt à affronter n’importe quoi.

Amirya ouvrit une des portes du couloir.

— Ce sera ta chambre, dit-elle à Marguerida. La tienne est au bout du couloir.

— Nous sommes mari et femme et nous ne dormons pas séparés, dit sèchement Mikhail.

Il ne voulait pas être séparé de Marguerida par un mur, et encore moins par plusieurs.

Amirya le regarda, éberluée, puis elle baissa les yeux sur son bracelet, et fronça les sourcils en avisant celui de Marguerida.

— Mariés ? Mais…

— Mais quoi ?

— Comment est-ce possible ? Cela va tout gâcher. Je ne comprends pas : ça ne figurait pas dans ma vision ! Pas étonnant que Padriac… oh, zut !

— Qu’est-ce que ça va gâcher ? demanda Marguerida d’une voix tendue.

— Rien. Peu importe. Tout sera bientôt fini.

— Cesse de parler par énigmes, Amirya.

Marguerida avait mis dans le ton un peu de la voix de commandement, assez pour que la femme se raidisse.

— Nous… mon frère…

Elle s’interrompit, prit une profonde inspiration, et poursuivit :

— Je suis la Gardienne ici, dans cette Tour d’El Haliene, et je vous ai trouvés tous les deux en cherchant un moyen de détruire le Champion du Roi. Je ne serais pas Gardienne si notre cousine Amalie n’avait pas eu l’habileté de nous échapper. Elle aurait dû nous laisser entrer à Hali et se joindre à nous, mais elle n’a aucun loyalisme envers la famille. Moi, je suis loyale envers Padriac, et je serai récompensée. Et je suis contente qu’Amalie lui ait échappé, parce que si elle était là, je ne serais pas Gardienne.

— Je n’ai jamais entendu parler d’une Tour d’El Haliene, répondit lentement Mikhail.

— Ça ne m’étonne pas car nous travaillons depuis plus d’un an dans le plus grand secret, à créer des écrans et à préparer… Il n’y a jamais eu de Tour égale à la nôtre. Elle est même plus grande que Hali, j’en suis sûre.

— Tu n’as pas l’air plus sûre que ça, Amirya, dit Mikhail. Tu parles comme ceux qui sifflotent en passant devant un cimetière. Et n’es-tu pas un peu jeune pour être Gardienne ?

À sa surprise, Amirya sourit.

— C’est plutôt un avantage, car personne ne soupçonne qu’une jeune fille comme moi soit capable de canaliser les énergies, et ainsi nous avons pu continuer à travailler sans être découverts. Enfin, presque. Je crois que Varzil Ridenow a des soupçons, mais il est trop vieux et édenté, alors il ne peut plus mordre.

À cet instant, Mikhail eut l’impression d’entendre un rire lointain. Quelle qu’ait été la vision d’Amirya, Varzil l’avait provoquée, il le savait. Le vieux laranzu était peut-être mourant ou mort, mais il n’était pas édenté et il mordait encore.

La bague vibra à son doigt, et ses lèvres s’étirèrent en un sourire cruel. Il sentit quelque chose de sombre et puissant remuer en lui, bandant ses muscles comme un grand félin. Il avait envie de le déchaîner, mais comprit qu’il devait remettre à plus tard son désir de détruire cette forteresse. Quand même, cette perspective de destruction fut pour lui merveilleusement revigorante.

De la porte, Marguerida jeta un coup d’œil dans la chambre.

— Nous pourrons nous arranger ici. Le lit est un peu étroit, mais nous ne sommes pas gros ni l’un ni l’autre.

Amirya parut choquée et bouleversée.

— Vous n’avez quand même pas l’intention de… accandir… quand vous travaillerez dans les écrans ! J’insiste…

— Insiste tant que tu voudras, Domna, ça ne fera pour nous aucune différence. De plus, ajouta Marguerida, gratifiant Amirya d’un grand sourire, nous faisons notre meilleur travail quand nous pouvons accandir. N’est-ce pas, caryo ?

Elle lança à Mikhail un regard qui en disait des volumes, tous érotiques. Pour une femme qui n’avait encore jamais connu un homme deux jours plus tôt, elle s’était, après sa réserve initiale, mise à l’amour avec un enthousiasme épuisant.

La femme dévisagea Marguerida avec insistance, puis Mikhail.

— Qu’est-ce que vous êtes ?

— Pour le moment, deux personnes très fatiguées. Tu avais parlé d’un bain, je crois ? dit Marguerida.

Le ton était réfrigérant, même pour Mikhail qui la connaissait pourtant bien.

— Vos formes n’arrêtent pas de trembler devant mes yeux – qu’est-ce que vous êtes ? répéta Amirya, paniquée maintenant.

Il vaut mieux que tu ne le saches pas. Mikhail sentit sa femme passer au rapport forcé, il en sentit aussi le pouvoir et la nuance menaçante.

Trembler ? Que veut-elle dire, Marguerida ?

Je n’en suis pas sûre, mais je suppose que nous ne sommes pas ancrés dans cette époque, et, quelqu’un qui a la Vue a sans doute l’impression que nous entrons et sortons tour à tour de son champ visuel.

Maintenant, le visage d’Amirya était indécis et hagard. Elle se mordit les lèvres, serra les poings, ses taches de rousseur ressortant sur sa pâleur dans la pénombre du couloir.

— Je vous obligerai à le dire ! Je n’ose pas risquer de manquer à mon frère. Nous recourrons à un sort de vérité, s’il le faut.

— Je ne pense pas que ce serait sage de ta part, rétorqua Marguerida. Et ce pourrait être fatal pour celui qui le lancerait. Mais c’est à toi de décider, Amirya, pas à moi. C’est toi qui nous as amenés ici, et tu devras en supporter les conséquences.

— Qu’est-ce que je vais faire ? gémit la jeune fille, à bout de ressources. Ce ne devait pas être comme ça ! Vous n’êtes pas ce que vous paraissez, et si je le dis à Padriac, il me le fera payer cher. S’il n’obtient pas ce qu’il veut… j’aime mieux ne pas penser à ce qu’il fera !

— Tu pourrais donc te demander si c’est une bonne idée de donner à ton frère ce qu’il désire. Construire une Tour clandestine, maintenir des leroni dans la servitude contre leur gré – cela ne me semble pas très sage. Cet endroit empeste les maléfices, et tu le sais, Amirya. Tu sais que tu fais le mal, et ça te ronge.

— Si seulement… si seulement je pouvais être sûre, murmura-t-elle en tremblant.

— Il n’y a aucun moyen d’être sûr de rien, sauf que le soleil se lèvera le matin et qu’il y aura de la neige en hiver. Tout le reste n’est que choix et conséquences. Je sais que nos destins sont entrelacés dans le présent et que tu peux en changer l’issue, si tu le veux vraiment. Mais continuer à contenter ton fière ne sera peut-être pas possible.

Des larmes montèrent aux yeux d’Amirya, brillèrent dans ses cils blonds, puis roulèrent lentement sur ses joues.

— J’ai tellement peur. Je croyais avoir peur avant, mais…

— Je sais. Nous savons tous les deux. Mais si tu ne nous donnes pas à manger bientôt, nous allons nous évanouir sur place, et ça déplaira très certainement à ton frère.

Mikhail savait que Marguerida n’utilisait pas la voix de commandement, mais, d’une façon ou d’une autre, elle suggestionnait quand même cette jeune fille influençable. Il remarqua qu’elle décrivait de petits cercles de la main gauche près de son corps, et aurait ri s’il l’avait osé. Elle tentait de guérir Amirya, de calmer ses craintes. Et il connaissait assez la nature humaine pour prévoir qu’Amirya ne tarderait pas à se persuader qu’elle avait réagi trop violemment, ou qu’elle avait imaginé les voir trembler devant ses yeux.

Il vit une partie de la terrible tension évacuer le corps d’Amirya.

— Oui, bien sûr. Une servante va vous monter un plateau. La salle de bains est deux portes plus loin. N’en ouvrez aucune autre ! Je ne veux pas que les autres soient dérangés dans leur sommeil. Ils ont besoin de toutes leurs forces. Et on vous apportera des vêtements secs.

Amirya se retourna et s’enfuit dans le couloir, comme si elle voulait mettre autant de distance que possible entre elle et eux. Je vais les laisser dans leur chambre – je n’ose pas me servir d’eux, pas encore. Que vais-je faire ?

Marguerida entra dans la chambre étroite et sombre, suspendit sa cape à une cheville, et se laissa tomber au bord du lit, les épaules affaissées d’épuisement, tandis que Mikhail s’asseyait près d’elle.

— Au moins, nous ne sommes plus sous la pluie, murmura-t-elle, accablée.

Le silence sembla s’approfondir, et un grand calme envahit Mikhail. Il ne pouvait rien faire pour le moment, et ça semblait bon d’être à l’abri. Marguerida avait raison.

Il sentit ses sens se mettre à vibrer, comme s’ils se dilataient et sortaient de son corps en rayons lumineux. Cela commença lentement, et ce fut si subtil qu’il le remarqua à peine avant de rencontrer une autre présence. Ce n’était pas Marguerida, mais quelqu’un de totalement étranger, et malade, en plus. Qui était-ce ?

Au bout d’un moment, Mikhail sut que la personne était deux portes plus loin dans le couloir. Il ne perçut rien d’autre, sauf une impression d’immense fatigue et de maladie – pas de personnalité. Il ne pouvait même pas déterminer si l’homme était jeune ou vieux.

Il laissa sa conscience se dilater et évoluer librement. Ce qu’il découvrit lui déplut. Tout autour d’eux reposaient des personnes épuisées, toutes douées de laran, et dont beaucoup étaient également blessées de diverses façons. Il sentit des brûlures, un homme rôdant au bord de la folie, et un mourant. Il s’arracha vivement à cette contemplation.

Puis il sursauta. Il n’avait jamais été capable de faire cela, auparavant, projeter son esprit et observer. En théorie, cela ne différait guère du monitorage d’un cercle. Mas en pratique, c’était étonnant. Il sut qu’il pouvait maintenant explorer tout le donjon, de la cave au grenier, facilement et en totalité. Mais pas maintenant. Il devait être prudent.

Qu’est-ce qu’il était en train de devenir ? se demanda-t-il, frissonnant. Il se retourna pour parler à Marguerida, et constata qu’elle avait glissé sur l’oreiller et dormait. Il contempla un moment son visage détendu dans le sommeil. Il aurait dû dormir, lui aussi, en attendant leur repas, mais il n’était pas vraiment fatigué. Il voulait savoir en quoi il se transformait.

Non, la question était mal posée. En quoi ils se transformaient était plus juste. Cela avait quelque chose à voir avec Marguerida, avec la façon inexplicable dont leurs énergies avaient été entrelacées pendant la bizarre cérémonie du mariage. Mikhail était pratiquement certain que, tout en ayant hérité de la matrice de Varzil, il n’avait pas absorbé le laran du tenerézu. Du moins, les archives qu’il connaissait ne mentionnaient nulle part la possibilité de transmettre le laran d’une personne à une autre. Quelle proportion de ses vastes connaissances Varzil lui avait-il transmise avec sa bague ? Et comment allait-il découvrir ses secrets ? Mais peut-être les connaissait-il déjà, tout en étant incapable de les ramener à la surface de son esprit ? Voilà que j’ai aussi une matrice fantôme, maintenant.

Mikhail baissa les yeux sur la main de Marguerida, couverte de sa mitaine usée. Même à travers l’étoffe, il sentit les lignes d’énergie qui couraient dans sa chair, il sentit leur résonance dans son propre corps et dans la matrice qu’il portait.

Oui, c’était ça, en partie. Nous sommes les deux morceaux d’un tout. L’idée était renversante, mais vraie. Il commençait à comprendre pourquoi tout avait reposé sur Marguerida, sur son étrange matrice. Les implications lui donnèrent le vertige et, au bout d’un moment, il renonça. L’esprit chancelait devant tout ce qu’il y avait à comprendre. Il savait quand même, avec une certitude profonde, qu’il possédait maintenant un pouvoir plus grand qu’il ne l’avait jamais cru possible, sans parler du fait qu’il pourrait aussi le maîtriser. Non, pas le maîtriser. Cela viendrait en son temps. Pour le présent, il était encore lui-même, Mikhail Hastur, et il avait beaucoup à apprendre.

Il entendit des pas traînants dans le couloir, et un serviteur se présenta à la porte toujours ouverte de la chambre. C’était un homme d’âge mûr, chargé d’un plateau débordant de victuailles, et dont s’élevaient des arômes appétissants. Mikhail vit deux volailles rôties, une jatte de céréales bouillies, et un pain presque entier. Il y avait aussi des cuillères en bois et deux serviettes assez sales.

L’homme ne dit pas un mot, mais tendit le plateau à Mikhail, qui le prit et le posa sur le lit, vu que la seule table de la pièce était occupée par une cuvette et un broc d’eau pour la toilette, et il le regarda s’éloigner. Il y avait quelque chose de perturbant dans son comportement, mais il ne discernait pas quoi.

— Réveille-toi, paresseuse. Voilà à manger.

— Euh ?

Marguerida se redressa, et le fixa un instant avec hébétude. Puis elle renifla et sourit.

— Ça sent bon.

Mikhail posa le plateau entre eux, elle déplia une serviette sur ses genoux, prit une volaille, la coupa en deux, arracha une cuisse et y mordit à belles dents. Une goutte de jus coula sur son menton, qu’elle essuya du revers de la main, ce faisant cognant son bracelet contre sa joue. Mikhail le remarqua à peine, trop occupé à assouvir sa faim. Le temps qu’un second serviteur arrive avec des vêtements propres, il avait le visage et les mains pleins de gras, mais peu importait. Il allait prendre un bain dès qu’il aurait fini de manger. Il lui tardait d’y être.

Les domestiques étaient venus et repartis dans un silence total, et il se demanda si on leur avait interdit de parler. C’était bizarre, mais il était encore trop affamé pour y réfléchir. Il cassa un morceau de pain et en mordit une bouchée. Il avait un drôle de goût, et il fit la grimace. Il y avait dedans quelque chose d’aigre. En toute autre circonstance, il aurait recraché ce pain, mais il le mâcha et l’avala, regrettant de ne pas avoir de bière ou de vin pour le faire descendre. Il pensa avec nostalgie à la bonne bière que brassait Mestra Gavri dans son auberge proche du Château Ardais, dans une vieille bâtisse qui n’était pas encore construite, et il haussa les épaules. Il prit une cuillère, et goûta les céréales. Elles étaient trop cuites, épaisses, collantes et insipides, et lui rappelèrent les affreux repas de la Maison Halyn.

Marguerida avait fini sa moitié de volaille et goûta aussi les céréales. Elle fit la grimace en remarquant :

— Le cuisinier devait être en congé.

Mikhail s’essuya la bouche du revers de la main.

— Ou alors, les Elhalyn en engagent toujours de mauvais. Je me demande pourquoi les serviteurs n’ont pas dit un mot.

— Oui, je l’ai remarqué aussi. Je crois qu’on les contraint au silence. C’est du moins ce que j’ai ressenti chez celui qui a apporté à manger. Je pense que l’étrange femme qui était avec Dom Padriac fait certaines choses qui mettraient Istvana en fureur si elle les connaissait.

Pendant que tu faisais la sieste, je me suis livré à une petite exploration – sans quitter la pièce. Il y a des leroni tout autour de nous, et ils sont dans un état pitoyable. Il se passe des choses épouvantables ici, et je voudrais bien savoir ce que c’est.

Tu as exploré sans quitter la pièce ?

Nouveau talent que je semble avoir acquis en même temps que la bague de Varzil.

Tu pourrais me l’enseigner ? Ça m’a l’air utile. Pouah ! Ces céréales sont répugnantes ! As-tu jamais pensé que ce qu’il y a de merveilleux avec la télépathie, c’est qu’on peut parler la bouche pleine ?

Non, et tu vas me faire mourir de rire si j’avale de travers. Qu’est-ce que tu penses de tout ça, Marguerida ?

Non, tu ne peux pas m’enseigner, ou non tu n’y a jamais pensé ?

Tu as pensé à quelque chose et tu ne veux pas me dire ce que c’est.

Comment l’as-tu su ?

Parce que, quand tu plaisantes, c’est que tu veux détourner mon esprit de choses désagréables, carya.

Je suppose. Déplorable défaut de caractère. Très bien. Je crois que Dom Padriac essaye de fabriquer des matières fissibles.

Quoi ! Et d’où tires-tu cette idée ?

De plusieurs détails. En arrivant, j’ai remarqué comme une luminescence dans l’escalier de l’entrée menant aux étages. Et quand j’essayais de lire le scriptorium entier d’Arilinn et que je faisais tourner l’archiviste en bourrique, je suis tombée sur quelques documents suggérant qu’à une certaine époque on avait utilisé des alliages à faible teneur en métaux fissibles pour faire des armes – à l’époque où nous sommes en ce moment. Zut ! J’ai l’esprit fumeux ! Varzil a mis un terme à ces activités, mais les connaissances ne sont pas perdues, et je crois que Dom Padriac veut s’en servir.

Mais pourquoi ? Mikhail savait qu’il y avait encore sur Ténébreuse certains endroits luminescents la nuit et que tout le monde évitait. Et son instruction terrienne lui avait donné quelques notions rudimentaires de physique. Il ne s’étonnait pas que Marguerida en sût plus que lui sur la question. La science qu’il connaissait, c’était celle des matrices, et non la chimie et la physique de la Fédération.

D’après le peu que nous a dit Amalie, je crois qu’il a un différend avec les Hastur de Thendara. Maintenant, Mik, si ton ennemi se trouvait en un certain endroit et que tu aies la capacité de détruire cet endroit, qu’est-ce que tu ferais ?

Mikhail fut trop stupéfait pour répondre tout de suite. Cela allait à l’encontre de toutes ses convictions. Frapper un ennemi à distance était lâche et déshonorant. Mais Marguerida avait raison. Pendant les Âges du Chaos, avant le Pacte, c’était exactement comme ça qu’agissaient les petits royaumes en guerre.

C’est horrible ! Si c’était arrivé… il y aurait sûrement des archives…

Mik, je ne prétends pas tout comprendre, mais nous savons que ce n’est pas arrivé, et peut-être parce que c’est nous qui sommes destinés à prévenir ce désastre. Mais pour le moment, il nous faut découvrir ce qui se passe dans cette Tour, et ensuite décider quoi faire La vraie question, c’est de savoir si notre action modifiera l’avenir ou le préservera.

Il sentit le cœur lui manquer. Mais il la regarda, avec son menton tout barbouillé de graisse, ses cheveux en désordre et ses yeux d’or entourés de grands cernes de fatigue, et il reprit courage. Tant que Marguerida était avec lui, il pouvait affronter n’importe quoi.

De nouveau, Mikhail mordit dans son pain et sa bouche le picota. La farine était-elle moisie ou autre chose ? Et pourquoi se sentait-il étourdi, avec l’estomac plein ? Faible et stupide. Il cracha le pain. Puis il se leva, versa dans ses mains de l’eau du broc et la but.

Marguerida le regardait, les yeux vitreux. Elle les baissa un moment sur le plateau.

— Je me ferai des jarretelles de ses entrailles ! dit-elle en terranan, pas en casta, et Mikhail dut faire un effort pour traduire. La nourriture est droguée ! Ou peut-être empoisonnée !

Elle eut un haut-le-cœur, se leva en chancelant, et se pencha sur la cuvette, crachant et vomissant.

Mikhail lui saisit les épaules pour la soutenir. Elle avait raison, pensa-t-il, pris d’une fureur futile. Puis il sentit sa main s’échauffer sous la bague, et un courant de bien-être se répandit dans son corps. Ce qu’il y avait dans le pain, et peut-être aussi dans les céréales, changeait. Il observa la transformation, stupéfait et fasciné.

Marguerida se raidit sous son emprise, et il sut qu’elle aussi percevait la sensation incroyable de cette purification. Et cela ne venait pas d’elle, mais de lui. Lui aussi pouvait guérir. Sans aucune raison précise, cela lui fit un plaisir immense. Elle cracha une dernière fois dans la cuvette, se rinça la bouche et le visage et se redressa, s’appuyant contre son épaule.

— Je ne sais pas ce que tu as fait, mais ça m’a fait du bien.

— À moi aussi. Et quant aux entrailles de cette femme, tu devras les partager avec moi !

Marguerida éclata de rire et le serra dans ses bras. Il sentait le tumulte de ses émotions et savait qu’elle riait pour tenir en respect la rage et l’impuissance.

— Et nous voilà, affamés à manger un ours, et le repas est toxique. Et prisonniers d’un château effrayant en plus. Pourquoi ne suis-je pas terrifiée ?

— Je ne sais pas, ma bien-aimée, mais j’en suis bien content. Et si j’arrive à déterminer par quel moyen, je crois que je pourrai faire quelque chose pour la nourriture. La volaille est bonne, c’est le pain et les céréales qui sont drogués. On trouvera bien.

Mikhail savait qu’il aurait dû être effrayé, et une partie de son être l’était. Ensemble, ils résoudraient le problème – pas séparément, mais unis en une seule personne. Ainsi qu’ils avaient été destinés à l’être. Et ils parviendraient à survivre.

La matrice fantôme
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